Le rachat (26) : la marqueuse de catiches

Résumé de l’épisode précédent : le narrateur des Callaïdes est-il en passe d’obtenir enfin son rachat ? En tout cas il a bien été guidé par on ne sait quel ange gardien qui lui a soufflé de s’enfuir avec le cadavre de Lauraine. Bonne inspiration car alors qu’il retrouve enfin sa chère Pauline, il s’avère que le cadavre n’en est pas un : Lauraine est parfaitement vivante !

Me revint alors l’impression, alors que je la couvrais de baisers de désespoir, que j’avais ressenti un semblant de souffle émanant de sa bouche. Mais j’étais lors si désespéré, je respirais si bruyamment pour surmonter l’oppression de ma poitrine, que je m’étais dit que j’avais rêvé ce souffle, qu’il n’était que la manifestation de mon agitation, tant physique que spirituelle.

Et pourtant non, il n’avait pas été rêvé, ce souffle. Pourquoi n’était-elle pas morte ? Était-ce parce qu’elle s’était pendue juste avant que je ne pénètre dans sa chambrette, n’ayant pas encore eu le temps de mourir irrévocablement ? Était-ce parce qu’elle s’y était mal prise, avec sa maigre cordelette, sa fragile poignée de porte et surtout son pauvre poids ? Ou était-ce parce qu’en la couvrant de mes pleurs et de mes baisers je l’avais ramenée à la vie ? Vision bien mièvre que l’écrivain que je suis devrait mépriser mais je m’en payai et pris même plaisir à m’en payer, alors que je voyais une de ses mains se desserrer de son étreinte autour du cou de Pauline pour se tendre dans ma direction. Je la pris et la recouvris des miennes.

Je la remerciais autant qu’elle me remerciait.

Elle était sauvée et j’avais finalement mon rachat.

Enfin, pas totalement.

Car Lauraine était toujours dans le village, à quelques centaines de pas de la maison de la Voison.

« Pauline, oui, réjouis-toi mais pas trop longtemps, Lauraine ne peut rester.

— Je sais. Mais que s’est-il passé ? Comment as-tu fait ? »

Alors j’entrepris le délicat exercice d’expliquer à Pauline en livrant assez de détails pour être compréhensible, mais en m’efforçant d’utiliser des expressions voilées ou dans un langage trop élevé pour être entendu de Lauraine. Je savais bien qu’en dépit de ses sept ans, Lauraine avait vu, entendu et subi des choses qui avaient dû la maturer d’horrible manière. Mais je n’oubliais pas que c’était une enfant qui, à cause de ces mêmes choses, avait essayé de se tuer, et je voulais lui épargner un récit lui rappelant la cause de cet acte révoltant chez une enfant. Je crois que j’y parvins assez bien, parfaitement secondé par Pauline qui couva sa nouvelle protégée d’attentions que cette dernière n’avait jamais connues. Une belle jeune femme, douce, vertueuse, lui parlant gentiment, la caressant, la peignant, lui offrant à boire, lui servant une assiette de délicieux bouillon bref, autant de nouvelles expériences qui l’étourdissaient et qu’elle connaîtrait plus tard avec une autre personne, si mon projet de la remettre à ma cousine aboutissait.

La mine de Pauline s’assombrit plusieurs fois à mon récit. Je sentis qu’elle brûlait parfois de me demander pourquoi je n’avais pas pris telle décision plutôt qu’une autre mais elle se retint de me faire part de ses réserves, comprenant aussi que la situation dans laquelle je m’étais trouvé avait été aussi estrange que dangereuse.

Je fis bien sûr très court pour la débauche, insistant surtout sur le désir de Thibault de s’occuper par la suite de Lauraine. Par contre je ne pus m’empêcher de développer mon désespoir, mes larmes, quand je trouvai Lauraine pendue. Ce n’était certes pas la virilité d’un preux chevalier, mais je sentais instinctivement que le récit de mon désespoir pouvait plaire à Pauline, et j’avais particulièrement besoin d’une surmontance d’affection. Je ne me trompai pas : tandis que je racontai, je la vis pensivement opiner, les yeux dans le vague, songeuse, avant de me lancer un regard qui me prouvait, si j’en doutais encore, combien son intérêt initial pour la vieille peau que j’étais en comparaison de la sienne, n’était pas dénué d’amour.

Cependant elle se rappela que Lauraine avait reçu des coups d’enfouet et elle entreprit de la déshabiller pour examiner et soigner les plaies. Surprise, l’enfant, jusque là pas reluctante pour deux sous, s’agrippa à sa robe pour l’empêcher dans son projet.

« Laisse-moi faire, ma chérie. Je ne veux te faire aucun mal, au contraire, je veux soigner ce que t’a fait cette vilaine femme avec cet onguent, regarde ! »

Et elle lui montra un petit pot d’une mixture déjà bien entamé par Clément dont la maladresse enfantine ne cessait de le faire revenir avec des bleus et des griffures en tout genre. Mais la vue du pot ne fit en rien changer d’avis Lauraine qui, pour l’occasion, ouvrit enfin la bouche pour parler.

« Non… je ne veux pas ! »

Et pourtant sa fine peau le voulait sûrement, elle, à en juger les zébrures de son dos qui avaient saigné et taché sa robe. Pauline ne savait que faire. Elle tenait absolument à la soigner, mais ne voulait pour cela faire preuve de brusquerie. Elle tenta de nouveau une approche, avançant la main pour défaire le lacet dans le dos.

Aussitôt Lauraine sa cambra et repoussa la main de la sienne.

« Non je vous dis ! »

Étonnant regard qui entremêlait une dureté coléreuse au désir de se faire pardonner en même temps cet élan qu’elle comprenait être injuste vis-à-vis de cette dame qui avait été si bonne avec elle. Pauline saisit aussi cette ambigüité et ne prit pas ombrage du refus encoléré. Je sentais néanmoins qu’elle n’abdiquait pas, qu’elle cherchait de nouvelles paroles pour la faire changer d’avis. Il n’y avait pas à chercher longtemps, car…

« Si ! Il le faut ! Vais le faire ! »

Ce n’était bien sûr pas Pauline qui tint ce langage. Derrière nous, un petit être avait quitté son lit et s’était approché sans un bruit pour observer la scène et, comprenant que la petite fille avait quelque mal dans son dos, était intervenu.

Clément s’avança, prit l’onguent des mains de sa mère et, derechef :

« Faut se déshabiller. Sais comment faire ! »

Et sans plus de formalités, il contourna la fillette pour lui délacer sa robe.

Les mains de Pauline étaient douces et prévenantes. Mais il fallait croire que celles de Clément avait un pouvoir supplémentaire car, en sentant le contact de ses petits doigts triturer le lacet, la fillette perdit aussitôt la dureté de son expression. Éperdue, vaincue, elle courba la tête et laissa mon Clément dévêtir son premier échantillon du gent sexe. Pas totalement cependant : obstinément, Lauraine pressait sa robe sur le devant pour cacher son absence de poitrine. Chose curieuse mais j’allais en comprendre la raison plus tard.

« Oh ! Tu es beaucoup tombée ! » fit Clément en découvrant la quinzaine de zébrures dont le sang de certaines était tout juste séché. Brave petit Clément qui n’imaginait pas qu’une blessure chez un de ses pareils ne pouvait être obtenue qu’autrement qu’en tombant ou en se cognant quelque part !

Il enfouit deux doigts dans le petit pot puis en caressa la première zébrure. Pauline et moi le regardâmes faire, souriant, charmés de la scène. Et la vue du dos de Lauraine, qui se levait et s’affaissait doucement, au gré de sa respiration, nous fit comprendre que la gamine était apaisée par les soins candides de notre fils. Plus que de l’apaiser d’ailleurs, ils finirent par la bouleverser car vinrent les premiers reniflements suivis de légers soubresauts nous indiquant que de l’autre côté de cette nuque qu’elle nous tendait devait se trouver un visage tout de pleurs contenus.

Enfin, elle finit par lâcher sa robe sur le devant.

Nous ne pûmes voir sur le moment ce qu’elle avait tenu caché, mais lorsque Clément en termina avec la dernière zébrure, signalant la fin de ses soins d’un ça y est ! elle se redressa et se retourna vers nous, montrant sa poitrine d’enfant mais surtout cette inscription rouge, entre le sein droit et la clavicule, comme gravée dans sa chair :

A.V.

22

Pauline et moi n’avions pas besoin d’explications, nous devinâmes tout de suite. Malgré tout, Lauraine se crut obligée de préciser :

« Le A.V. signifie Astasie Voison. Le 22 signifie que je suis sa vingt-deuxième fille. Une fois que je l’aurais quittée, une vingt-troisième aurait bientôt suivi, volée quelque part à ses parents dans un coin éloigné du Royaume. Apparemment, les femmes qui font son métier ont l’habitude de marquer leurs filles ainsi. Elles le font avec une longue griffe en métal qu’elles se fichent sur l’index. Madame Voison l’appelle « la marqueuse de catiches ». Elle m’a marquée il y a deux semaines. Cela s’est passé sur mon lit. Elle m’a allongée sur le dos et s’est assise sur mon bassin. Alors, elle a… »

Elle n’acheva pas car Pauline avait fini par se précipiter pour l’enlacer.

« Chut ! Ne dis plus rien, c’est inutile. Et ne l’appelle plus jamais Madame Voison. Un jour elle paiera tout ce qu’elle a fait. Pour le moment ne pense qu’à nous et à la nouvelle vie que nous allons t’offrir ».

Pauline alors lui expliqua notre projet : l’emmener à Nantain, la faire rencontrer ma tante, puis vivre comme fille adoptive auprès de ma cousine Émilie qui ne pouvait concevoir mais qui rêvait d’avoir un enfant.

« Ma cousine est une dame semblable à ma femme, tu n’as aucune crainte à avoir. Elle saura t’aider et en vivant à la Capitale, tu seras très loin de cette femme qui t’a persécutée. »

Les yeux de Lauraine se teintèrent d’abord d’un regret, je devinai qu’elle se serait d’abord vue très bien vivre avec nous. Mais la mention de la Voison lui fit comprendre ce qu’il y eût pu avoir de déraisonnable dans ce projet. Aussi baissa-t-elle la tête et laissa-t-elle échapper ce murmure :

« Je… je veux bien.

— Et songe que de temps en temps nous nous reverrons. Nous demanderons à la cousine de venir nous voir et nous-mêmes monterons quelques fois à la Capitale, » ajouta Pauline.

Elle n’avait fait la connaissance de Lauraine que depuis une heurette mais sa voix, son visage, ses manières, tout avait contribué à conquérir le cœur de la fillette qui se transforma à la possibilité de revoir un jour cette femme. Ses yeux s’agrandirent à cette perspective.

« Ou… oui alors, je le veux vraiment. »

Pauline sourit.

« Très bien alors. Repose-toi maintenant quelques heures mon ange, demain tu partiras avec mon homme pour Nantain. »

Mon homme ! C’était bien la première fois que j’entendais ces mots dans la bouche de Pauline. Si un homme qui disait ma femme ne me choquait en rien, j’avais toujours trouvé du dernier vulgaire ces paysannes qui disaient mon homme pour parler de leur mari. Cela dit, je dois dire que les entendre en cet instant ne me déplut pas. Oui, quoiqu’un peu chanceux et parfois un peu faible, j’avais bien été homme à m’immiscer dans l’antre de la Voison. Et après tout, j’en étais revenu victorieux, là aussi de façon un peu chanceuse mais ne chipotons pas.

Mais étais-je pour autant satisfait ? Pas totalement. Et l’homme le fit aussitôt savoir.

« Que dis-tu Pauline ? Il est hors de question d’attendre le matin, c’est tout de suite qu’il faut partir ! »

À suivre…

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