Le rachat (17) : de la calme bise au sifflement de l’enfouet

Résumé de l’épisode précédent : Le narrateur des Callaïdes comprend que la petite fille prénommée Lauraine non seulement essuie des mauvais traitements, mais aussi qu’elle doit prochainement partir pour contenter la chair d’une crapule. Il découvre aussi que celle que tout le village croyait être sa mère n’est rien moins qu’une maquerelle. Il décide de rentrer chez lui pour s’ouvrir à Pauline de tout cela…

De nouveau, Clément dut accepter l’idée d’être trimballé comme une mariotte en tenant mon doigt et en suivant de ses petites gambes la course que mes grandes lui imposaient. Je croisai trois ou quatre villageois qui me saluèrent et auxquels je ne répondis qu’un borborygme de paroles aimables sans m’arrêter. Je n’avais aucune conscience de mon impolitesse tant j’avais hâte d’apercevoir le toit de notre chaumière. Enfin elle m’apparut, je m’y engouffrai. Devant moi, Pauline, la tête penchée sur son livre, la releva, les yeux larmoyeux :

— C’est si beau !

— C’est si terrible !

— J’entends dame Charis !

— J’ai compris le sort qui attend Lauraine !

— Laisse-moi te raconter.

La dernière réplique fut dite d’une seule voix. À défaut d’avoir été particulièrement unis depuis le matin, nous faisions au moins preuve de communion à travers ces quatre mots, c’était un début. Cependant la mauvaise Pauline, agacée d’être interrompue, revint vite à la charge, prête à me moucher d’un regard torve et d’une parole blessante. Elle allait le faire lorsque, miracle ! la bonne Pauline refit surface. Sans doute un rien contrariée de ne pouvoir m’expliquer en quoi elle entendait enfin la prose de Charis, elle se tut malgré tout, pressentant quelque chose de grave tant je devais avoir la même bobine que lors de mon retour de Nantain la veille. Et nature fragile que j’étais, il était inutile d’enfoncer davantage le pauvre conteur maudit. Les prunelles perdirent donc de leur dureté pour se nimber d’une interrogation bienveillante et un peu inquiète.

« Mais de quoi parles-tu, mon doux ? »

Mon doux ! Nous y étions ! Elle utilise l’expression soit dans les rares transports de déduit conjugal, soit dans ces circonstances qui me rendent misérable, comme le jour où nous apprîmes que le vieux chien que j’avais cédé à ma tante venait de mourir. Même si ce n’était pas le moment, je sentis que le mot dulcifiait mon cœur.

Le doux lui raconta tout, il n’omit aucun détail. Il est vrai qu’il n’y en avait pas non plus profusion : Lauraine, sa posture dans le jardin, ses bleus, ses griffures et son air terrifié quand la Voison apparut à la fenestre. J’insistai aussi sur les pleurs silencieux de l’enfant quand je lui posai une question lourde de sens. Pauline m’écouta attentivement, le visage fermé mais ne pouvant empêcher sa dextre de s’éplucher nerveusement les peaux du pouce de l’autre main. Elle me croyait, bien sûr, et je sentais qu’intérieurement, elle bouillait. Aussi crus-je qu’il me serait aisé d’obtenir son consentement concernant le bon petit ravissement d’enfant que je comptais faire. Cependant…

— Comment ? Tu veux escamoter Lauraine pour fuir avec elle à Nantain ?

— Oui, je la remettrai à ma tante qui l’emmènera avec elle pour qu’elle vive avec ma cousine.

— Es-tu fol ? Tu sais bien ce que l’on fait aux voleurs d’enfant !

Je le savais, oui. On leur passait les bourses au fer avant de les jeter quinze ans dans une geôle. C’était un peu risqué, il est vrai, d’autant que je tenais également à ma liberté qu’au bon fonctionnement de mes bourses.

— C’est une enfant qui a déjà été volée à ses parents, répondis-je. Ou achetée crapuleusement. Ce n’est pas comme si elle vivait avec des parents aimants…

— Tu expliqueras cela au prévost qui t’arrêtera.

— Mais pour qu’il m’arrête, il faudrait déjà une dénonciation, et je ne vois pas cette femme le faire, ce serait soulever le voile sur ses activités.

Pauline hésita, mais juste un temps :

— Encore faudrait-il être sûr de la nature de ses activités.

— Mais j’ai vu ses bleus, ses griffures ! Et même si elle ne me l’a pas dit, son visage, quand je lui ai demandé si on l’obligeait à commettre des déjections, valait toutes les réponses.

— Je sais, et j’ai très envie de te croire. Mais il faut être sûr. Ce n’est pas tant que tu le mérites, mais je tiens à toi, au cas où tu en douterais. Et j’ai déjà perdu un mari une fois, ce n’est pas pour me retrouver avec un autre défunt. Non, te rendre à la nuitantre dans cette maison pour t’enfuir avec cette fillette, vraiment !

— Tu veux donc la laisser devenir une chair de bordèlerie ?

— Je n’ai pas dis cela non plus.

— Mais propose donc alors ! au lieu de complaindre adès !

Je n’ose imaginer ce que d’ordinaire ces paroles m’auraient valu en représailles. Là aussi, la mauvaise Pauline plana dans la pièce le temps d’un instant, mais la bonne tint bon. Elle évita de me regarder pour se concentrer sur ces peaux qu’elle continuait de déchirer et qui la faisaient saigner.

« Écoute, reprit-elle, j’avoue mon impuissance dans cette histoire. Rien ne me fait davantage horreur que le sort qui attend cette petite si ce n’est d’apprendre que je puis te perdre, c’est tout. Mais je pense aussi qu’avant de partir sans mesure pour pénétrer discrètement et t’enfuir avec la fillette, il faudrait d’abord avoir une certitude sur ce qu’elle est auprès de la Voison. Aujourd’hui je vais poser des questions aux autres femmes, je…

Elle n’acheva pas car je me levai et quittai la maison. Ses atermoiements m’insupportaient, même si je ne pouvais nier qu’ils étaient fondés sur un certain bon sens. Mais Pauline n’avais pas vu ce buste d’enfant couvert de bleu et de griffures, elle n’avait pas entendu la voix lointaine de Lauraine et elle n’avait pas été saisie de la vision de cette femme à le fenestre et son petit geste avec son doigt monstrueux. Et elle avait encore moins vu le crâne éclaté de Laurette. Je marchai d’un pas rageur en direction de la maison de Lauraine, décidé à y pénétrer pour l’emmener de force. Mais au fur et à mesure que j’en approchais, je savais bien que je ne le ferais pas. Il n’empêchait, je voulais au moins revoir cette maison, la contourner discrètement pour repérer le nombre de fenestres et voir s’il n’y avait pas une autre entrée. Il s’agissait juste de rester à distance en faisant le promeneur et, en un large cercle, je pouvais passer et voir, sans trop m’attarder et susciter les soupçons.

Je ralentis le pas mais j’entendis lors un autre s’approcher vivement derrière moi. Je me retournai : Pauline, essoufflée, le rouge aux joues, s’approchait en courant.

« Attends ! Écoute… montre-moi toujours la maison. »

Elle me prit le bras et nous pûmes reprendre la marche qui était encore plus innocente par le fait que c’était un couple qui la pratiquait.

« Je pense toujours que c’est une mauvaise idée, je veux juste voir et t’empêcher de faire une bêtise. Je vais tout faire pour mais si je dois échouer, au moins ne tente pas ton entreprise en plein jour, attends la nuit. »

Et elle me serra le bras bien fort, crispant ses mains tout en y comprimant sa poitrine et en posant sa tête contre mon épaule, me donnant au passage à humer les senteurs de sa chevelure. Je l’ai toujours su, il y avait de la charmeresse paysanne en Pauline, c’était le genre de contact à me faire perdre tout courage dans cette entreprise qui pouvait, elle, me faire perdre définitivement cette femme et ses ensorcellements charnels. Aussi pris-je la précaution de ne rien répondre, c’était courir le risque de faire entendre une voix moins courroucée, pliant déjà l’échine.

La silhouette de la maison apparut et, au fur et à mesure que nous nous approchions, j’expliquai de nouveau à Pauline ce à quoi j’avais assisté, en indiquant notamment l’endroit où se trouvait la fillette et la fenestre où était apparue la Voison. Nous passâmes devant et, une centaine de pas plus loin, nous prîmes à gauche, par un sentier qui longeait une maigre clôture en bois délimitant un des bords du rêche jardin de la maison. Tout en continuant de nous tenir comme un couple d’amoureux, nous jetions des regards en direction de la façade qui nous apparaissait. Mais que pouvait avoir d’intéressant à nous offrir cette demeure en dehors d’une fenestre au rez-de-chaussée et une autre à l’étage ? Nous les scrutâmes, mais nous ne vîmes pas cette fois-ci la lugubre silhouette de la maquerelle. La façade suivante, à l’opposée de celle que j’avais vue quand je me trouvais avec Clément, donnerait peut-être un indice sur ce qui m’était le plus important : connaître d’avance où se trouvait la chambre de Lauraine, si tant est que cette pauvre gamine avait le droit d’avoir une chambrette.

Mais pour voir cette façade, cela se corsait car le sentier s’arrêtait. Il fallait franchir des fourrés pour accéder à un champ qui nous permettrait ensuite de contourner et de voir… d’un peu loin. J’allais ouvrir la marche pour tracer une voie pour Pauline au milieu des herbes hautes mais ses mains se crispèrent autour de mon bras, et sa pression me fit comprendre qu’elle ne voulait pas s’y aventurer.

« Non, Gaspard. Regarde, par là ! »

À l’angle de la clôture rudimentaire, les pieux permettant de fixer les deux planches horizontales s’étaient manifestement affaissés depuis longtemps et personne n’avait jugé utile de les renfoncer dans la terre.

« Passons par là et longeons la clôture de l’intérieur. Ce n’est pas non plus comme si entrions dans le jardin d’une maison bourgeoise de Nantain, nous sommes à Taillefontaine. »

J’allais rétorquer quelque chose mais, fasciné par son audace, et toujours soucieux d’apercevoir quelque détail décisif, j’abandonnai l’idée. Pour mieux donner le change au cas où la Voison nous apercevrait, nous marchâmes lentement, encore plus tendrement enlacés. Si elle nous voyait et nous demandait ce que nous faisions là, nous prétexterions que dans notre promenade, nous étions tombés sur un sentier qui ne débouchait sur rien et que nous avions préféré longer sa clôture pour en trouver un autre, plutôt que de rebrousser chemin. C’est ainsi que je continuai de sentir la chevelure de Pauline tout en sentant ses mamelles contre mon bras. Et cela associé au son de nos pas tranquilles sur l’herbe et au souffle d’une légère bise caressant les champs alentour, je me dis que je me payais là d’un calme, d’une douceur, qui me guérissait un peu du tumulte que j’avais vécu la veille, même si…

Quand nous nous étions engouffrés dans la brèche de la barrière absente, nous nous trouvions dans un coin reculé du jardin, n’apercevant la façade de la maison que de biais. Mais après une trentaine de pas, nous commençâmes à passer bien en face d’elle. Et pas nécessairement très loin puisque la clôture s’en approchait de biais, ce qui faisait que nous nous en rapprochions dangereusement, tout au plus une vingtaine de pas, de quoi bien scruter la porte au rez-de-chaussée et les trois fenestres à l’étage. Mon esprit venait tout juste d’en saisir le nombre quand j’entendis, atténué par les cloisons…

4 !… 5 !… 6 !… 7 !…

À l’intérieur, quelqu’un comptait en criant. La voix n’étant pas celle d’une enfant, il s’agissait de la Voison. Les doigts de Pauline s’enfoncèrent davantage dans mon bras. C’est qu’elle avait l’ouïe fine, bien plus fine que la mienne, et qu’elle avait dû entendre autre chose en complément de l’horrible énumération. Oui, horrible car en m’efforçant de tendre l’oreille, suspectant quelque loucherie, j’entendis, moi aussi. Entre chaque chiffre, un cri, enfantin celui-là. Et alors que la position de la clôture nous faisait toujours rapprocher de la façade, nous le distinguions mieux.

15 !… 16 !… 17 !… 18 !…

On la battait et, à chaque coup, Lauraine laissait échapper un cri de douleur, parfois accompagné d’un pitié !, le plus souvent suivi de pleurs.

Au vingtième, Pauline n’y tint plus et quitta la clôture pour bifurquer en direction de la porte, une de ces portes attenante à une cuisine et permettant de se rendre à une remise où des vivres sont entreposés. Porte purement fonctionnelle qui pouvait être fermée, ou pas. Sans hésiter Pauline posa doucement sa main sur la poignée.

22 !… 23 !… 24 !…

Et alors que les chiffres et les pleurs continuaient de nous agresser les tympans, nous entendîmes un autre bruit, comme un sifflement qui fendait l’air avant de heurter les chairs de l’enfant. Je songeai tout de suite à un des ces petits fouets que certains parents jugeaient indispensables pour apprendre à leur progéniture la bonne discipline, ustensiles que l’on nommait sinistrement enfouet, soit « le fouet à enfant ». Mais le sifflement était si sonore que c’était à se demander si elle n’utilisait pas un véritable fouet.

28 !… 29 !… et 30 !

Enfin, les coups s’arrêtèrent, mais pas les pleurs. Elle en avait pour de longues minutes avant de se calmer. Pauline, la mâchoire serrée, les yeux luisants comme ceux d’une louve protégeant son petit face à un danger, attendait, retenant son souffle et guettant autre chose qu’un pleur. Elle ne tarda pas à obtenir ce qu’elle souhaitait. Si j’avais encore en tête la silhouette serrée dans une robe sombre et convenable de semi bourgeoise, je découvrais la voix, sa voix. C’était un mélange de sinistre mélopée, égrenant les mots d’un ton lancinant et possédant en même temps des accents subits de la plus grande méchanceté. Comme la punition s’était produite au rez-de-chaussée, juste derrière la cloison qui se trouvait en face de nous, aucun mot ne fut perdu.

« Que cela soit la dernière leçon que je te donne avant ton départ la semaine prochaine, même si je suis bien sûre que tu en auras une autre prochainement, n’en aie doutance ! Je t’ai pourtant dit mille fois qu’il t’est interdit de parler à quiconque qui te voit. Quand cela arrive, tu dois rentrer à la maison sans parler. Si cela se reproduit avant ton départ, je ne donne pas cher de ta couenne. Tu mettras ce soir de cet onguent que tu connais par cœur sur tes plaies, il ne s’agit plus maintenant de montrer à ton acquéreur une vilaine peau. Mais si tu m’y obliges, crois-bien que je n’hésiterai pas à la malmener. Du reste, Monsieur Frirat est coutumier de l’usage, ces marques ne seront pas forcément un problème, mais enfin, je ne voudrais pas que cela soit un point d’appui pour marchander et revoir à la baisse ton coût, déjà bien dérisoire pour la petite merdeuse que tu es. Et cesse de pleurer, cela ne sert de rien et ça m’agace. Continue ainsi et je donne à croquer ta peau de vierge à l’un de nos amis. »

Voilà. Pauline voulait sa preuve, elle l’avait. Et elle obtint même la lie de ce qu’elle cherchait en entendant d’ultimes pleurs auxquels répondirent un froid ricanement.

Nous avion la preuve, il fallait maintenant partir et préparer un plan pour revenir à la nuitantre. Cette fois-ci, c’est moi qui pris le bras de Pauline pour l’inciter à m’accompagner dehors. Je fus stupéfait : si je connaissais bien la bonne et la mauvaise Paulin, je découvrais maintenant une troisième : la Pauline haineuse. Les yeux révulsés, se mordant les lèvres jusqu’au sang, elle me donnait l’impression d’être à tout moment capable d’entrer furieusement dans la maison pour déchirer la gorge de la Voison.

« Ma douce, viens-t’en, je reviendrai ce soir », l’implorai-je.

Elle braqua ses deux lampions en ma direction et sur le coup, je crus que c’était ma gorge qu’elle allait dévorer. Mais cela n’advint pas. Fébrile, rageuse, instinctive, en un mot animale, elle se rua pour m’embrasser à pleine bouche ! Le baiser ne dura que quelques secondes, juste le temps pour sa menteuse de me perforer d’autorité puis de me quitter. Quand son visage quitta le mien, un long fil de bave se forma et à peine s’était-il brisé qu’elle me glissa ce chuchotement rageur :

« Oui, sauvons-la ! »

À suivre…

 

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