Le rachat (16) : la robe sans tête

Résumé de l’épisode précédent : étrange spectacle que celui sur lequel tombent le narrateur des Callaïdes et son fils Clément : dans un jardin sinistre, une petite fille, immobile, la robe abaissée pour lui faire cuire sous les rayons ardents sa petite poitrine, se tient immobile. Après lui avoir posé quelques questions, Gaspard comprend qu’il s’agit d’une pauvre orpheline destinée à assouvir les besoins de quelque crapule…

Je me souviens nettement qu’à la sensation de la coque brisée, l’image du crâne éclaté de Laurette m’assaillit, mais loin de m’horrifier, la vision permit de balayer très vite la stupeur de la révélation du nom de l’infortunée pour m’envahir d’une colère joyeuse. Oui, une colère joyeuse, aussi étrange que ce sentiment puisse paraître. D’abord, colère envers Madame, mais surtout colère envers moi-même. Je t’en ficherais mon Gaspard des comment t’appelles-tu ma pauvre petite ? La gamine n’était la fille de personne et sa Madame était elle une quelconque houlière vendant des enfants qui n’étaient pas les siens, qui avaient été probablement dérobés ou achetés à des miséreuses, avant d’être élevés (que ce mot paraît odieux par son inconvenance !) pour devenir la servante de quelque répugnant bordelier. Ce qui expliquait au passage les hésitations des Taillefontanais à propos de la couleur des cheveux, tantôt blonds, tantôt blonds tirant sur le roux, tantôt châtains. C’était tout simplement parce qu’à chaque fois, la fillette aperçue fugitivement était une fillette différente de la précédente. Cette maison isolée était le lieu idéal pour mater une nouvelle recrue, lui apprendre Dieu savait quelles horreurs avant de l’envoyer ailleurs éprouver une vie la faisant patauger dans un bourbier d’immondices. Elle n’était donc la fille de personne et c’est pourquoi je sentis, enfin, après tant d’heures depuis la veille à tenter de feindre une accalmie dans mon âme, les prémisses d’une joie véritable, joie d’entrevoir la possibilité d’un rachat vis-à-vis de ce que ma passivité avait causé à Laurette. Je n’avais pu entraîner cette dernière loin de la sanglante échauffeture, j’entraînerai Lauraine loin, très loin de son sort.

« Lauraine, veux-tu quitter cette maison ? Veux-tu vivre auprès de gens qui t’aimeront ? J’ai une tante qui séjourne actuellement à Nantain pour retourner à la Capitale où vit une cousine dont le désespoir est d’avoir l’œuf sec. Je sais que rien ne lui ferait davantage plaisir qu’une petite fille comme toi à aimer, à élever, à vraiment élever. Cette dame qui s’occupe de toi n’est rien pour toi. Tu seras tout pour cette cousine. Lauraine, tu n’as qu’un mot à dire. Si tu le dis, dès ce soir, je trouverai un moyen pour te permettre de quitter cette horrible maison. Je te le redis donc : veux-tu quitter tout quitter pour me suivre ? »

Il me fut très étrange d’entendre ma voix proférer ces mots, étrange et en même temps grisant, j’étais porté par cette joie qui ne doutait de rien, et surtout pas d’un refus de l’enfancelle. Clément, lui, était désolé de la bouillie d’œuf qui coulait de ma main mais quelque chose dans mon ton, dans ma manière de regarder Lauraine, fit qu’il sentit que l’heure n’était pas à la jérémiade pour un pauvre œuf perdu. Sa petite tête allait de moi à Lauraine, puis de Lauraine à moi, devinant que ce que j’avais dit décelait un sens qu’il ne comprenait pas mais qui était pourvu d’une profonde gravité.

Lauraine, plus âgée, avait compris, elle. Dès les premiers mots, elle avait cillé et s’était retournée vivement pour regarder une fenestre à l’étage où devait se trouver sa houlière. Voyant qu’elle n’y était pas, elle m’avait alors écouté, les yeux saillant de la tête mais concentrée, sans doute consciente qu’il s’agissait là d’une de ces chances qui proposaient à une destinée une bifurcation avec une voie salvatrice mais nécessitant un choix immédiat.

Elle réfléchit intensément quelques secondes puis, ses yeux tombant sur la matière gluante me coulant des doigts, son expression se figea pour exprimer le plus grand dégoût. Je n’eus aucun mal à en deviner la cause.

« Alors ? » insistai-je.

Elle allait me répondre, l’air coléreux elle aussi, et probablement allait-elle me dire le mot que j’appelais de tous mes vœux quand le silence fut interrompu par trois vigoureux coups portés sur la vitre d’une des fenestres derrière elle. Aussitôt elle se retourna. Je n’eus quant à moi qu’à porter mes yeux au loin pour enfin la voir.

Quoique éloigné, je distinguai une silhouette longiligne bien dessinée dans une robe sombre, de ces robes austères que portent certaines bourgeoises faisant bien savoir qu’elles se rendent deux à trois fois dans l’église de leur quartier. Deux taches de blanc atténuaient l’ensemble de sa sombrance. L’une venait d’un petit amas de dentelle au-dessus de la poitrine. L’autre était plus inattendu. En effet, je ne voyais pas son visage, un rayon de soleil se réverbérait justement à l’endroit où j’eusse dû le voir. En revanche, je vis distinctement le bras droit relever lentement la dextre vers la poitrine, l’index levé et faisant signe à Lauraine de quitter son poste pour revenir à la maison. Je sais que j’ai l’imagination qui me fait voir des choses qui souvent ne sont pas, mais je jurai à l’instant que ce doigt était démesurément long. Plus tard, je comprendrais la raison.

 Devant moi, Lauraine était visiblement terrifiée. Je ne la voyais que de dos mais je comprenais, à la vue des secousses qui traversaient son corps, que la vue de cette silhouette dépourvue de tête mais agitant lentement son doigt la terrorisait. Et je dois dire aussi qu’une sorte d’instinct primitif me fit douter un temps de ma proposition tant quelque chose de périlleux, d’abominable, émanait de cette silhouette. Mais aussitôt mon poing se serra davantage, exprimant de ma main les restes d’aubun et de jaune. Oui, vieille gaupe, je te volerai Lauraine, va !

Lauraine qui fit les premiers pas pour rejoindre sa maison, enfin, l’endroit où elle vivait.

« Lauraine ! alors ? Veux-tu ce soir que je te libère en venant te chercher ? »

Elle ne s’arrêta pas, surveillée qu’elle était par la silhouette sans tête (et qui continuait d’agiter lentement l’index !). Cependant, j’entendis au milieu du bruissement moribond des quatre arbres du jardin, un oui. Je n’en fus pas sûr cependant, là aussi je craignais que ce ne fût le fruit de mon imagination.

« Clément ! As-tu entendu la petite fille dire oui ? »

Un temps, puis :

« Oui. »

Tout était dit, j’avais une confiance aveugle dans ce qui sortait de la bouche de cet enfant.

Au loin, à une bonne cinquantaine de pas, Lauraine ouvrit la porte d’entrée, s’y engouffra, puis disparut. Et en haut, à l’étage, la robe sombre était toujours postée face à moi. Un instant je fus tenté de lui brandir mon poing gluant mais je me retins. Il était inutile de céder à la provocation et de l’inciter à la méfiance. Je pris Clément dans mes bras et retournai à la maison. Si ce qui sortait de la bouche de Clément était d’or, je dois ici avouer que ce qui sortait de l’aimable bouche de Pauline, en dehors des sarcasmes et des reproches injustifiés, m’était autant de joyaux quand il s’agissait de parler d’affaires sérieuses.

À suivre…

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