Le rachat (12) : la curiosité mobilière du cabinet de lecture de monsieur Armand

Résumé de l’épisode précédent : après avoir eu un aperçu de la personnalité de monsieur Armand, le lecteur a découvert sa femme ainsi que son origine issue de la petite bourgeoisie nantaine. Petite bourgeoise, Honorine l’a été dans les faits, mais personne étriquée, non…

C’était en tout cas une ancienne bourgeoise à l’orée de la vieillesse, pas du tout aigrie d’avoir vécu tant d’année dans un modeste village, qui nous ouvrit. Le père Gringoire avait droit à la bise de Clément, Honorine le voyait partir comme un marcassin pour se blottir contre ses jupes et l’enlacer, déclenchant à chaque fois un rire chaleureux et cristallin.

— Ha ha ! Croyez bien Gaspard que si j’avais trente ans de moins, je saurais bien m’en occuper, de ce petit drôle !

— Vous pourriez vous en occuper maintenant, l’âge n’y fait rien. Clément vous adore.

— Peut-être, mais ce n’est rien sans doute à comparance de sa mère. Mais ce n’est pas grave, j’ai la chance de le voir chaque jour, c’est un plaisir qui est suffisant pour une vieille trotte comme moi.

— Allons Honorine, vous êtes plus jeune en esprit et de corps que bien des femmes du village.

— Pour l’esprit, je veux bien accepter le compliment. Pour le physique, allez dire cela à mon dos.

Honorine souffrait en effet par intermittence du dos depuis quelques années. On avait cru au début qu’il s’agissait d’un pourriment de quelque vertèbre pouvant proliférer mais heureusement, le mal était circonscrit à un endroit et se contentait de jouer de malice en se réveillant de temps en temps pour lui gâcher ses journées ou la réveiller en pleine nuit. Il n’empêche, ses cheveux blancs et ses ridelles autour des yeux, tout en lui donnant un air de dignité toute de sagesse, étaient complétés par une silhouette bien dessinée que les années n’avaient pas encore rabougrie. On sentait cependant qu’elle se trouvait à un tournant, que bientôt s’évanouiraient les indices pouvant témoigner qu’elle avait été jadis une gentille armide. Mais pour le moment, ils étaient encore là. La taille, bien prise, n’avait rien à voir avec celles de nos paysannes, la gorge était encore haut perchée, soutenue probablement par un porte-poitrine en lin, coquetterie complétée par de légères traces de maquillage, vieille habitude de la ville dont Honorine n’avait pu se défaire et dont elle faisait profiter son mari, mais aussi moi, Clément et Pauline qui, par des remarques, m’avait fait comprendre qu’il ne lui déplairait pas un jour d’essayer des fards. Drôle d’idée, m’étais-je dit, une paysanne fardée, cela attiserait inévitablement les ragots. Et cela supposait rogner sur mes achats livresques, mais j’essaierais un jour d’opérer une saignée pour lui procurer ce petit plaisir (surtout si cela permettait de la rendre plus aimable pour sa grossesse !).

« Je ne vais pas vous dire que vous nous enterrerez tous Honorine, ce que je sais, c’est que tous les villages comme Taillefontaine n’ont pas forcément une Honorine. »

Et, tout en la bisant sur la joue, j’entrai.

Armand avait ce qu’il appelait son cabinet de lecture juste à droite. Ce n’était pas une pièce dédiée aux livres, non, elle faisait partie de la pièce principale. Aménagée dans le coin, elle comprenait deux étagères placées en équerre et dans lesquelles je savais que se trouvaient quelques curiosités au milieu de livres plus anodins, d’un gros bureau en acajou sur lequel étaient rangés des feuillets impeccablement disposés en petites piles, mais aussi un gros encrier et une plume de bien dix pouces de long. Si l’homme était charmant et finalement assez modeste, il l’était moins concernant le prestige de savoir lire et écrire. Il avait dû susciter l’admiration de bien des clients venus lui demander ses services d’écrivain public, quand il avait fait danser sur le papier cette plume imposante qui, pour des yeux plus au fait, ne serait parvenue en rien à cacher les approximations orthographiques et grammaticales pour lesquels son esprit se retrouvait en peine. Ajoutons par ailleurs que son fauteuil lui était très précieux car il avait été fabriqué par un maistre ébéniste travaillant au Château, justement à l’époque de nos Callaïdes. Je ne sais comment il avait pu se le procurer car c’était vraiment un beau fauteuil. Le temps ne l’avait pas décati et lui avait même donné une patine qui rendait plus beaux ces pieds torsadés en sombre bois laqué, ces accoudoirs et ce siège renflés d’appétissants coussinets de couleur fauve et brodés de motifs floraux d’un violet éclatant, enfin ce dossier en haut duquel la palmette en bois avait été sculptée pour former un réseau de lys se rejoignant au centre afin de former une aimable danse autour d’un visage féminin aux paupières baissées. À chaque fois que je voyais ce fauteuil, je ne pouvais m’empêcher de l’admirer… et de l’envier.

« Mon fauteuil vous plaît, n’est-ce pas ? m’avait-il dit un jour. Ha ha ! C’est que vous imaginez que l’un de vos personnages y a peut-être posé un jour son aimable fessier ! »

Le fait est que cela pouvait être et que cette idée me rend à chaque fois un peu fou. Et puis, quel fabuleux écrin il serait pour écrire mon récit !

« Ha ha ! Allez, quand j’aurai claqué de vie, c’est dit, je vous laisserai mon fauteuil. Vous pourrez y poser vos fesses et placer votre tête exactement à l’endroit où l’un de vos héroïnes y a mis la sienne. »

Simple plaisanterie et pourtant, plus je voyais ce fauteuil, plus je me disais que ce n’était pas des mots en l’air, que c’était là une certitude, ce fauteuil avait autrefois trôné dans le salon de Catelyne. Et après la chance si hasardeuse d’avoir mis la main sur le Récit de Lancelin signé de la main de Charis, je me dis que je pouvais très bien croire en une autre. Pour en avoir le cœur net, il eût fallu se rendre à la Capitale pour trouver une sorte de spécialiste des usages de la cour d’autrefois, notamment concernant les détails liés aux objets. Je me demandais notamment ce qu’était ce visage entouré de lys. Simple décoration ou représentation de la propriétaire du fauteuil ? Quoique fermés, on voyait que les paupières n’étaient pas bridées comme celle des femmes shimabies, ce qui excluait Mari. Et les lèvres fines ne pouvaient être celles d’Alya. Restaient les autres, mais laquelle ?

J’allais sans doute un peu loin, mais comme il peut être plaisant de plier la réalité à ses songes, j’entretins la conviction qu’une de mes héroïnes s’était bien assise sur le coussinet, bien avant le postérieur d’Armand, et depuis je ne cherchais guère à protester quand il plaisantait sur l’héritage qui, un jour, me reviendrait.

En attendant, ce qui allait me revenir, c’était son exemplaire de La Gazette. Comme ma paysanne lettrée d’épouse était un peu la curiosité du village, il m’avait proposé de le récupérer chaque jour pour qu’elle puisse la lire, ce qu’elle faisait toujours avez zèle. Quant à moi, ce n’était pas que les nouvelles de la région me passionnaient fort, mais cela me permettait au moins de relire les passages des Callaïdes que mon libraire y faisait publier en feuilleton. Comme je l’ai expliqué plus tôt, le découvrir en caractères d’imprimerie lui donnait un aspect neuf qui pouvait me donner une idée sur des corrections à faire, notamment concernant la bonne graphie des mots. D’ailleurs, je tiens ici à préciser pour le lecteur qui s’apercevrait de la présence d’éventuelles bavures orthographiques, que j’ai toujours tenu en grand respect la grammaire et qu’elle me l’a même bien rendu, voyant combien je lui suis un serviteur fidèle. Mais voilà, à quarante-cinq ans, ma vue baisse et, parfois tout excité des scènes que j’écris, je manque de lucidité pour tout repérer. Je compte cependant sur le correcteur de La Gazette mais je connais l’animal (un certain Gaëtan Librique) : il est à jeun jusqu’à midi, au-delà, il ne faut surtout pas lui confier des épreuves à corriger, non seulement il ne voit pas les éventuelles erreurs, mais il en ajoute ! Je me suis souvent plaint au directeur de La Gazette mais rien n’y a fait puisque ledit Gaëtan est son gendre. Honte suprême, on m’a même fait parvenir un jour un mot de protestation d’un lecteur ainsi formulé :

L’épisode des Callaïdes publié hier était bien corsé et plaisant à lire, c’est vrai. Mais vous direz à Gaspard Mercier que dénuder (une fois de plus) la belle Charis ne doit pas signifier dénuder l’orthographe, notre époque souffre assez comme cela de pénibles tâcherons des Lettres. La triple faute d’accord qui a entaché la belle phrase évoquant le surprenant geste de Charis n’était guère utile, et si la brune Callaïde a esprouvé du plaisir au laisser-aller de ce geste (nous la reconnaissons bien là), mon propre plaisir a été gâché par le laisser-aller des compétences orthographiques de l’auteur. Monsieur Mercier, reprenez-vous ! »

Je n’en ai pas dormi de trois nuits !

En tout cas, il était bien beau, Armand, sur son fauteuil de Callaïde. Et tout cela pour y faire quoi ? Pour éplucher consciencieusement La Gazette de Nantain, ses bésicles sur le nez, une tasse de café chaud à portée de main.

« Bonjour Gaspard, fit il, asseyez-vous, j’en ai pour un instant avant de finir cet article. »

C’était la formule consacrée qui lui permettait d’être vu dans la posture du lecteur. Lecteur, pas liseur, la distinction n’aurait pas de sens pour un homme. Après une minute durant laquelle j’entendis derrière moi Honorine proposer à Clément de l’aider à faire une tarte aux airelles, Armand posa son journal, me regarda, et dit :

« Ah çà ! Vous étiez sûrement au marché de Phélipeau hier ? Vous êtes donc au courant du carnage qui y a eu lieu ? »

À suivre…

 

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