Le rachat (11) : Honorine et son terreux

Résumé de l’épisode précédent : Le narrateur des Callaïdes arrive chez Armand Suzain, propiétaire relativement riche et ancien écrivain public du village, avant que Gaspard n’emménage et ne lui montre ce que c’est que quelqu’un qui a lu 3287 livres dans sa vie.

Comme d’habitude, ce fut son épouse, Honorine, qui nous ouvrit. Si l’homme était charmant, il était probable qu’il le fût grâce à la confinité quarante années durant de cette excellente femme. Son visage conservait encore de sa beauté passée et ses yeux bleus tout de gentillesse, cerclés de fines rides, calmaient assez vite vos propres tourments quand ils tombaient sur vous. On sentait aussi la femme de bonne famille, ayant goûté à une certaine éducation, très certainement supérieure à celle d’Armand. Et c’était le cas : issue d’une petite famille bourgeoise de Nantain alors dans le besoin, on l’avait destinée à s’alliancer avec une famille de propriétaires, les Suzain, qui souhaitait avoir un pied dans la terre de leurs richesses, l’autre sur les pavés des quartiers bourgeois de la ville.

Normalement, Armand eût dû ressentir un plaisir non dénué d’orgueil en tenant le doigt alliancaire lors de la cérémonie de leur mariage, mais ce ne fut pas le cas. En effet, les débuts furent difficiles, en particulier pour Honorine à qui on n’avait guère demandé son avis quand on l’avait intimée d’épouser Armand. Elle avait raconté à Pauline qu’entre l’annonce du mariage et l’office, elle avait passé ses nuits à pleurer amèrement tant elle n’éprouvait pas le moindre attrait pour cet époux qui sentait la terre (elle était lors non dénuée de certains préjugés propres à sa classe). Elle eut le cœur au bord des lèvres quand il lui passa l’alliance au doigt, et ce fut pis lors du repas de noces, durant lequel les Suzain, gens enjoués mais peut-être faisant un peu trop dans la rigolboche au goût de la famille de l’épousée, firent plus d’une fois frémir cette dernière de leurs grossières facéties. À tel point que, malgré son frais visage et sa parure toute de blancheur, Honorine donna l’impression à tous de célébrer son propre enterrement. Il fut très clair que le repas de noces lui fut un supplice, tout comme d’ailleurs pour Armand, qui souffrait intérieurement de l’horreur qu’il inspirait à cette merveilleuse jeune fille.

Et puis arriva la première nuit.

Honorine, âgée d’à peine quinze ans, vierge comme pouvait le laisser supposer la décente petite bourgeoise qu’elle était, toujours bien à jour dans ses prières, décida héroïquement d’offrir sa nature pour en finir au plus vite. Allongée sur la couche, les gambes pliées et écartées, comme l’usage de notre religion le commande pour le premier assaut conjugal, elle attendit les larmes aux yeux que l’autre s’empare de sa peau de vierge. Mais cela n’arriva pas. Armand s’allongea simplement à ses côtés, lui tapota doucement la main avant de glisser dans l’obscurité : « Reposons-nous plutôt, reposons-nous. »

Et les jours, les nuits suivantes, il n’entreprit rien non plus. En revanche, il chercha à lui parler. Beaucoup.

Elle s’aperçut vite qu’il retenait tout ce qu’elle lui racontait. Absolument tout : ses goûts, ses dégoûts, des histoires de son passé, des paroles dites à une amie, des recommandations de son père et mille et un secrets innocents qu’elle déballait là aussi innocemment, sans se rendre compte qu’elle prenait peu à peu plaisir à partager ces billevesées avec un jeune homme qui lui semblait tout d’un coup moins terreux. Il faut dire qu’Armand avait déjà cet air d’honnête dignité, aspect de sa personnalité qui était fait pour séduire une personne comme Honorine.

Cela dura deux mois à la fin desquels Honorine reconsidéra sa position auprès d’Armand. Il était doux, attentionné et ne sentait même pas du tout la terre, que pouvait-elle escompter de plus ? Aussi le soir de ces interrogations, alors qu’elle se tenait sous la courtepointe à côté, pour la première fois frémissante, comprenant qu’elle s’apprêtait à s’accepter pleinement comme l’épouse d’Armand Suzain, lui dit-elle :

« Armand, pardonnez-moi. Il y a deux mois, je vous voyais comme un labourier obtus. Maintenant je comprends mon erreur : c’est moi qui ai été obtuse. Je veux ce soir offrir réparation envers quelqu’un si digne d’être aimé et estimé. »

Elle n’alla pas jusqu’à dire « tolissez mon pucelage », préférant dénouer silencieusement le devant de sa robe tout en pliant et écartant les gambes. Alors l’honnête labourier laboura et honora Honorine.

Et elle le lui rendit bien durant quarante ans. Pas une seule fois ils ne se tutoyèrent, préférant un de ces vouvoiements cachant au détour d’une intonation particulière une affection plus vive que celle émanant d’un tutoiement à l’amabilité factice. Quant à leur décision de quitter Nantain pour aller vivre dans leur demeure de Taillefontaine, elle fut surtout le fait d’Honorine qui se trouvait des désirs de nature et de vie simple. Elle s’y plaisait et, comme ils avaient gardé leur maison à Nantain, il lui suffisait de s’y rendre quelques jours quand elle avait envie d’entendre le bruit des sabots sur les pavés.

Les paysannes du village la respectaient fort et alors qu’elle les suppliait presque de l’appeler Honorine, elles étaient incapables de l’appeler autrement que Madame Honorine. De guerre lasse, elle avait fini par accepter l’idée d’être mise sur un respectueux piédestal par ces excellentes gens. Elle trouva en revanche une consolation avec la venue de Pauline qui, elle, accepta aussitôt de ne l’appeler autrement que par son prénom. Honorine se prit vivement d’affection pour cette jeune paysanne pour laquelle elle eut bien du mal à accepter sa modeste origine.

« Êtes-vous bien sûre, ma chère Pauline, que vos parents et vos grands-parents étaient tous des gens de terre ? C’est vraiment curieux d’imaginer cela quand je vois votre air et la forme de vos mains. Bien de mes anciennes amies de la ville vous les auraient enviés. »

Mais non, quoique flattée par ces compliments venant de quelqu’un avec qui elle avait plaisir à parler de choses sortant de l’ordinaire de la vie du village (type de conversation qu’elle appréciait en revanche avec les autres femmes), Pauline l’assurait : ses parents avaient ahané toute leur vie. Elle me rapporta en plaisantant la discussion le soir même et je compris la méprise d’Honorine, même si elle eût dû savoir que la terre fournit parfois des gemmes très différentes des mottes habituelles.

À suivre…

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