Le rachat (8) : le père Gringoire

Résumé de l’épisode précédent : alors qu’il se promène en compagnie de Clément, le narrateur des Callaïdes songe à sa chance d’avoir hérité de ce dernier. Il soulève par ailleurs un peu le voile sur l’arrivée de sa petite famille parmi les bonnes gens de Taillefontaine. Bien que d’abord surpris par ce couple associant une jeune et belle paysanne et un vieux matou de bibliothèque, les villageois les ont finalement bien acceptés. Parmi eux, le père Gringoire que le lecteur va découvrir aujourd’hui…

Chaque fermier a toujours deux ou trois poules qui traînaillent pour fournir des œufs ou des poussins qui pourront plut tard être plumés afin de constituer un bon repas dominical. Le père Gringoire, lui, n’en avait pas trois mais une bonne trentaine ce qui, associé à un jardin de belle taille lui permettant de cultiver maints légumes, lui permettait de vivre paisiblement. Il échangeait ses denrées avec les produits d’autres paysans, fromage et charcuterie pour l’essentiel, un peu de vin, même s’il préférait fabriquer ses propres liqueurs, ne cherchant absolument pas à faire du profit. Certes, de temps en temps, il se rendait au premier marché alentour pour vendre quelques œufs et quelques volailles mais l’argent qu’il recevait était aussitôt dépensé à Nantain. À quoi ? À se payer des horizontales, l’homme étant encore vert malgré la barbe blanche de ses soixante ans.

Les femmes du village étaient très partagées à son endroit. Qu’après s’être occupé de son jardin il aille à la ville biner le terreau de quelques pierreuses n’était pas le problème. Il était veuf, il pouvait bien se le permettre, si vraiment ça l’amusait. Non, ce qu’elles n’aimaient pas, c’étaient ses yeux qui, lorsqu’elles se trouvaient à proximité, sondaient sans retenue leurs belles formes pour les dépenailler de leurs habits. Bien sûr, celles qui n’avaient pas la langue dans la poche y allaient aussitôt de leurs paroles vexatoires. Mais Gringoire, s’il était encore vert de vit, l’était bien davantage d’esprit et répliquait aussitôt d’une pique assassine. Ça lui était facile : il avait l’art de collecter tous les potins et les secrets plus ou moins avouables de la communauté. Ajoutons à cela que parce qu’il était vieux, il se croyait le droit d’apaumer à tout va les courbes de ses voisines. À dire vrai, je n’aimais guère discuter chez lui en compagnie de Pauline car c’était comme livrer une biche à la tanière d’un vieil ours débauché. Et elle non plus n’appréciait guère. Spontanément, elle couvrait sa poitrine de son châle, se sentant mise à nue par ses prunelles brûlantes.

Autre chose qui incitait les femmes à la méfiance : son passé. Quand il le faisait vivre par la parole, on comprenait qu’il avait eu une jeunesse à la capitale que l’on devinait assez peu reluisante, à en juger le vocabulaire imagé fait de mots et d’expressions pittoresques qui sentaient le lexique de gouape. Il ne s’en cachait pas d’ailleurs, contant mille et une joyeuses forfaitures et ribauderies lascives, avec toujours l’appui du bon vieux temps pour excuser des écarts qui n’amusaient guère Pauline quand je les lui répétais. « À cette époque, on savait blaguer ! » était sa formule favorite. Et il faut bien reconnaître qu’en matière de blague, il s’y connaissait puisque les hommes du village l’appréciaient fort et se tenaient les côtes aux récits de vieilles facéties qui parfois me rendaient malade. D’ailleurs, cela me fait penser que c’est une mine d’histoires que cet homme et qu’il faudra un jour que je fasse la chronique de quelques uns de ses hauts faits.

Une chose que se gardaient bien de faire les femmes du village : envoyer leur fille dans son repaire pour lui remettre telle ou telle marchandise, ou bien nettoyer un peu son intérieur, puisqu’il était de coutume que l’on fournisse une telle aide pour les membres les plus chenus du village. Il avait par le passé employé quelques servantes qui avaient très vite rendu leur tablier, exaspérées par des regards sales, des mots indécents et des mains agrippeuses. Pauline s’était d’ailleurs rendue un jour chez lui pour lui donner deux laitues afin de le remercier pour des œufs qu’il avait donnés à Clément. Elle était revenue la mine sombre, refusant de répondre à mes interrogations. Pour satisfaire ma curiosité je m’étais lors rendu chez lui pour je ne sais plus quel prétexte et j’eus rapidement ma réponse : la joue droite du vieux singe était cuite d’une belle empreinte de main. Cela sentait l’apaumement indiscret qui avait aussitôt trouvé sa récompense. Cela ne l’empêcha pas d’être de belle humeur, sans doute autant ravi d’avoir palpé le derrière de Pauline que d’avoir éprouvé le contact de sa paume sur la joue.

« Je sais pas où tu l’as dégottée la mère Pauline, me dit-il ce soir-là, mais sûrement pas dans un turbin de Claquart, ça c’est clair, aussi clair que le vin dilué que nous offre cet imbécile de Bertrand. »

Il avait de ces saillies qui, là aussi, faisaient hurler de rire les hommes et hurler tout court les femmes quand elles les apprenaient.

« La femme de Gustave a encore pondu un clampin. C’est même plus une portée qu’ils ont mais un essaim à chiards ! »

« Chez les Jeannet, le mari peut bien triquer le soir sous la courtepointe, c’est pourtant bien la femme qui le fait marcher à coups de trique. »

« Gaspard, mon garçon, entre nous, tu trouves pas que ta Pauline a un cul d’Ohinienne ? Serais pas étonné d’apprendre qu’elle a un peu de sang noir dans les veines. Quel feu que ce derrière ! Petit chançard que tu es, va ! »

J’ai conscience que ce n’était pas respectueux mais il m’était impossible de me fâcher. D’abord parce que le vieux drôle était foncièrement bon, ensuite parce qu’il me servait à façonner un personnage important du livre II. Ami lecteur, si tu l’as lu, je pense que tu devineras rapidement de qui je veux parler. Et si tu t’étonnes que mes chroniques de personnes mortes depuis un peu moins d’un siècle fassent intervenir un personnage inspiré de mon quotidien, sache que la documentation concernant les terribles événements qui ont eu lieu jadis est encore bien maigre, que je n’ai parfois pu glaner que des noms sans savoir ce qui se cachait derrière et le personnage auquel je fais allusion est de ceux-là. Bref, si parfois il me venait des envies de gifler moi aussi le père Gringoire, je me retenais pour continuer à profiter de ses histoires douteuses et de sa bonne humeur.

À suivre…

One comment

  1. Allez savoir pourquoi, je me représente bien ce bon vieux père Gringoire affublé d’une carapace sur le dos…

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