Le rachat (6) : Défoncer du bois pour exorciser sa rage

Résumé de l’épisode précédent : le narrateur des Callaïdes découvre que la grossesse de sa Pauline sera moins plaisante que les saveurs du café d’Ohini qu’il affectionne. Son ton est rude mais le narrateur, bonne pâte, accepte de faire ce qu’elle lui demande : peler des patates sur la table, juste à côté d’elle…

Je n’eus pas le temps de m’amuser longtemps car la pomme de terre que je tenais me glissa des mains et je me coupai avec mon couteau. Je criai même de douleur, ne supportant pas ce genre de petite blessure. Mon regard tomba sur un tissu blanc posé sur la table, je m’en saisis pour aussitôt compresser la plaie qui raisinait joliment. Manque de chance, il s’agissait du mouchoir de Pauline.

— Mon mouchoir ! cria-t-elle. Mais que fais-tu, imbécile ?

— C’est que je viens de me couper et que je souffre fort.

— Et moi je souffre depuis hier de tes soties. Ne peux-tu donc imaginer faire une chose qui ne m’importune ?

— Mais je pelais les patates pour t’aider !

— Les seules choses que tu sais peler, ce sont les mots. Va t’en donc écrire la suite des aventures de tes drôlesses et laisse-moi tranquille. Le texte de ta Charis est assez difficile comme cela !

Cet aveu me fit rire sous cape. Je remerciai intérieurement ma Charis. J’allais finement répliquer d’une saillie emplie d’esprit, mais…

— Allez, prends ton manuscrit, assieds-toi et écris. Je te rappelle que les jours sont un peu difficiles, puisque monsieur est incapable de mieux se faire payer ses lignes par son « ladre de libraire », comme tu l’appelles.

C’était profondément injuste. Et un peu trop systématique depuis quelque temps. Ton ladre de libraire par ci, ton ladre de libraire par là, toujours accompagné d’un sourire maligneux ou d’une pointe vexante dans la voix. Qu’y pouvais-je si je n’avais pas les leviers me permettant de réclamer un sou supplémentaire pour chaque ligne écrite avec mes tripes ? C’est ce que je me disais tandis que, docile malgré tout – pour ne pas dire servile, défaut que j’avais développé depuis que je vivais avec Pauline –, je tendis la main en direction du haut du buffet de la cuisine pour me saisir du tas de feuillets que j’y posais avec en  guise de presse-papier une casserole. Evidemment, la casserole m’échappa des mains, tomba sur le petit plateau au milieu du buffet où se trouvait un petit miroir entouré de nacre que Pauline affectionnait, le réduisant en miettes dans un épouvantable vacarme.

Aussitôt je me baissai pour ramasser la casserole et la remettre sur le buffet, et avec elle, mon manuscrit. Il était inutile de songer à écrire. Je ne la voyais pas, elle était derrière moi, mais je sentais couver sur mon dos deux yeux mauvais au milieu d’un visage de craie en train de me regarder, fulminant d’une rage mauvaise. Je quittai la maison en marchant presque comme un crabe pour ne pas me retourner et avoir à affronter son regard, le tout en bredouillant un pardon péteux et un je t’en achèterai un autre.

Mais une fois la porte franchie, la belle matinée printanière m’apparut aussitôt comme la meilleure consolatrice de mes déboires conjugaux. J’emplis d’air mes poumons, pas non plus prêt à défier le monde mais déjà mon jardin, pour commencer. C’est curieux comme une femme en passe d’être grosse peut transformer un intérieur en enfer, me dis-je. Cela promet. Allons ! Ne nous laissons pas abattre et allons justement abattre un peu de besogne. Coupons quelques bûches, j’ai vu qu’il n’y en avait plus guère.

J’allai chercher la lourde hache dans la minuscule remise au fond du jardin, puis traversai ce dernier, l’outil plaisamment posée sur l’épaule, posture que j’affectionnais car elle me donnait des sensations de virilité que j’éprouvais moins quand j’étais penché sur un feuillet, la plume à la main. Cependant il ne fallait pas que je la garde trop longtemps sur l’épaule car à la longue, son poids me causait du mal. J’avais malgré tout hâte de fendre une ou deux bûches, même s’il m’arrivait souvent de me blesser dans cette tâche. Hâte de cracher dans mes mains avant de me saisir du manche, hâte de pousser un han ! qui impressionnerait Clément que j’apercevais justement à deux pas du billot, apparemment occupé à observer une bestiole, hâte enfin de rappeler à Pauline qu’en dehors d’écrire mes lignes pour mon ladre de libraire, j’étais le seul à pourvoir au confort chaudain du foyer.

Le billot n’était plus qu’à quelques pas, le tas de bûches informes à trucider à proximité. Je me réjouissais du massacre à venir lorsque j’entendis derrière moi la fenestre s’ouvrir rudement et une voix crier :

— Ne songe même pas à couper des bûches ! Vu ton adresse de mitoufle ce matin, c’est courir le risque de te voir te blesser de nouveau avec la hache ! Tu es capable de t’estropier, imbécile ! Va plutôt cueillir des fleurs ou te promener dans le village !

Évidemment, elle m’avait vu passer devant le fenestre. Le temps d’un instant, le son criard de la voix me fit sursaillir et je sentis un grand froid couler dans mes veines. Mais cette fois-ci, j’osai me rebeller. Je me tournai vers le billot et jetai d’un geste furieux la hache juste devant, criant moi aussi :

« Puisque c’est comme ça, je vais me promener ! »

Vous excuserez la violence de la menace mais je puis être comme cela. En tout cas ce fut peine perdue car, en me retournant vers la fenestre pour voir sa mine, je m’aperçus qu’elle n’était plus là, déjà retournée à sa table pour lire. La seule chose que j’entendis fut le petit rire de Clément qui semblait faire son spectacle des lavages d’oreilles dispensés par sa mère sur son père.

Cela acheva de m’échauder et, bouillonnant, je repassai devant la fenestre pour faire ce qu’elle demandait, à savoir marcher pour fuir ce repaire où vivait une virago qui était née avec minois ensorcelant.

Mais derechef, au bout de quelques pas la fenestre s’ouvrit de nouveau et…

« Emmène Clément avec toi, et surtout prends ton temps, je veux être tranquille ! »

Et la fenestre se referma brutalement.

Ami lecteur, si l’affaire avec Laurette a contribué à te donner une opinion mitigée sur ma personne, j’espère que ces persécutions atténuent un peu l’antipathie que j’aurais pu susciter. Fataliste, je ne répliquai pas. Clément, qui avait entendu et compris, laissa aussitôt sa bestiole pour courir vers moi, radieux, la main tendu en avant. Je savais ce qu’il voulait : se saisir du doigt que ma dextre laissait pendre afin de marcher côte à côte.

À suivre…

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