La marchande de quatre-saisons (6) : La chasse aux papillons et au Luculius

Résumé de l’épisode précédent : après s’être fait passer pour un collectionneur de livres érotographiques auprès du bouquiniste infernal – dans le but d’endormir sa méfiance –, le narrateur des Callaïdes est enfin parvenu à mettre la main sur un rarissime exemplaire du Récit de Lancelin, de Cyris de Valnée, alias Charis de Verley. Après avoir expliqué sans vergogne au lecteur l’état douteux dans lequel le met l’acquisition d’un livre rare (pour les lecteurs qui seraient atteints de ce triste mal qu’est l’anéjaculation, je vous invite vraiment à lire l’épisode précédent), il décide de parcourir le marché pour remplir son petit bissac de quelques victuailles avant de rentrer.

Pour fêter cela, j’entrepris de faire mon habituelle promenade dans les allées afin de me procurer quelques vivres à rapporter, mais surtout observer. Quoi ? Tout. Les étals, les trognes des marchands, des clients, c’est une manne sans fin de situations et d’expressions.

Chez certains, c’est uniquement la joie de faire son marché qui apparaît sur le visage. Chez d’autres, c’est l’agacement de constater que tout est devenu plus cher. Chez tel jeune couple vivant leurs premiers émois ensemble, c’est la joie de partager un moment anodin plutôt que de le faire chacun dans son coin. Par contre, chez un vieux couple, on sent tout de suite la corvée d’avoir à choisir de bêtes pommes de terre tout en tenant compte des goûts et des dégoûts de l’autre qui ont fini par user la patience. On les reconnaît à leur mutisme et à des mines en lames de couteau qui ne pourront même pas leur servir à éplucher ce qu’ils achètent avec la même complicité qu’un filâtre avec sa marâtre.

Et puis, bien sûr, il y a les marchandes, du moins certaines, dont le physique annonce la marchandise. Je les connais par cœur, celles-là. Vous seriez étonnés de voir l’influence d’une denrée sur le physique de sa vendeuse. Témoin la grosse Mona qui s’occupe de vendre des confiseries. Eh bien un jour, elle va se vendre elle-même tant elle semble être faite tout de sucre et fait tout autant saliver que ses berlingots. Une fois, je lui avais pris je ne sais quelle sucrerie à ramener au petit Clément, mon fils (et ex-beau-fils). Eh bien en sentant la monnaie qu’elle avait tenue entre les doigts, je m’aperçus que ça sentait le caramel. À l’inverse, Hilda la poissonnière a toujours l’air malade, exactement comme ses poissons qui mettent tout de même une journée et demie pour venir de la mer jusqu’aux étals de Nantain. Il y a une drapière assez coquette aussi, avec un regard luisant qui m’a servi de modèle pour le personnage d’Anaïs, la vendeuse au Bas Galant qui fait quelques misères à la petite Jeanne, la servante de Mari. Car oui, finalement se promener en ce lieu est le moyen le plus simple de faire aussi mon marché pour trouver des personnages et des historiettes.

Le marché a la forme d’un gaufrier composé de quatre allées entrecroisées de quatre autres. Mais plutôt que d’entrer par une allée pour faire ensuite comme ceci :

 

Je préfère faire comme cela :

 

C’est ce que j’appelle ma chasse aux papillons. Je me laisse porter par les bruits et les couleurs et, qu’importe le trajet, j’ai juste à ouvrir mon filet pour faire moisson de personnages et de saynètes.

Ce jour-là, rempli d’allégresse grâce à l’invraisemblable trophée que je sentais contre mon cœur, je fis provision d’une incroyable quantité de papillons. C’est bien simple, même la gueule la plus insipide, la plus enfarinée, me semblait constituer un délicieux lépidoptère. À un moment, je croisai une grande jeune femme blonde qui tenait deux paniers bien chargés de boudinaille, les bras serrés contre elle pour coincer quatre bouteilles de rouge tout contre sa poitrine. Au fait ! Le bouquiniste ne m’avait pas pris tout mon argent, il me restait cent sous. Pauline n’aimerait certes pas que je lui annonce que j’ai dépensé deux cents sous, mais quand je lui dirais la cause, je savais qu’elle m’ordonnerait de lui donner le livre pour le lire d’abord. Ainsi est Pauline : paysanne illettrée il y a deux ans, maintenant villageoise qui rage de ne pas avoir assez à lire chez elle et qui pour compenser, en arrive à tenter d’écrire ses propres poèmes. C’est d’ailleurs assez curieux. Pauline est comme un banyan qui essaye de s’élever mais dont les racines aériennes semblent le retenir prisonnier. Indéniablement, ses vers sentent la terre et les ronces, ils ne sont pas des plus gracieux, mais c’est égal, cela leur donne une étrangeté pas déplaisante.

Bref, revenir avec ce livre était l’assurance d’éponger d’un coup les petites mesquineries qu’elle avait pu me reprocher dernièrement. Et dépenser cent autres sous n’aurait rien de périlleux pour mes oreilles. Une bouteille de vin, un saucisson ou un bon pâté, des massepains et une fleur pour faire bonne mesure… j’avais commencé la journée par une matinée de fesses, ce serait soirée de fête… et peut-être de nouveau nuit de fesses. Mais je n’en étais pas encore là.

Pour le vin, j’allai demander justement à la grande fille blonde qui, essoufflée par le poids des paniers, faisait une pause pour y caser ses quatre bouteilles qui devaient lui rentrer dans les côtes (elle eût dû y penser avant). Tout en rangeant (ou plutôt essayant de bourrer les bouteilles dans les paniers), elle s’arrêta un instant pour regarder amoureusement une bouteille oblongue et bombée au fur et à mesure qu’on s’approchait du goulot.

— Qu’est-ce donc Mademoiselle ? Je cherche une bonne bouteille à acheter et je me dis en voyant avec quels yeux vous couvez ce flacon que ce dernier pourrait bien faire l’affaire.

— Je pense bien ! c’est un Luculius, que vend le pichetier derrière vous, un peu plus loin. Mais ne traîne pas trop, il n’en restait plus qu’une quand je suis partie. J’aurais dû la prendre d’ailleurs. Ce soir je reçois des amis et je sais qu’ils en raffolent.

Je fus un peu surpris du tutoiement subit mais je ne lui en tins nullement rigueur. Manifestement, cette personne avait déjà l’esprit tout à sa rigolboche avec ses amis et avait des tu plein la bouche. Je la saluai et me rendis à l’endroit indiqué, mais je ne fis pas cinq pas qu’un horrible bruit de verre brisé retentit derrière moi. Je me retournai : la grande blonde se prenait la tête tout en regardant à ses pieds une horrible flaque rouge.

« Non ! Mon Luculius ! Non ! Faich’ ! » cria-t-elle.

Véritablement, le cri fendait le cœur et les oreilles, mais comme le bonheur est égoïste, redoutant de voir la maladroite réparer son avarie, je m’empressai de me rendre chez le marchand de vin où effectivement, se trouvait encore une bouteille de Luculius (rien que le nom était alléchant), que j’achetai pour la somme rondelette de cinquante sous tout de même. Mais la perspective de lire ce soir Le Récit de Lancelin avec Pauline, les esprits ivres de belles expressions, les ventres repus de bon vin et les pieds s’entremêlant bien au chaud sous la courtepointe, les valait bien.

Avec le saucisson et les massepains achetés à la grosse Mona (qui était enrhumée, la pauvre. Je me dis en la voyant se moucher que ce qui en sortait ne pouvait qu’être du sirop d’abricot), il me restait vingt sous. Plutôt que d’acheter une fleur insignifiante à Pauline (autant lui acheter un livre en fait, ça résiste mieux au temps et je peux en profiter), je pris pour Clément une belle toupie à ficelle, une de celles qui peuvent briser une fenestre si l’on s’y prend maladroitement (cela m’est arrivé quand j’étais enfant). Puis, les poches vides mais le bissac plein, je n’avais plus qu’à rentrer.

Mais alors que je longeais l’allée jouxtant le parvis de l’église, je vis, installée sur les premières marches, entourée de beaux gros fruits colorés et de vigoureux légumes, une charmante petite chose, une délicieuse marchande de quatre-saisons que je voyais pour la première fois.

À suivre…

2 comments

    • Je suis plus sceptique pour ma part. Mais comme c’est un grand enfant que ce narrateur, laissons-le dessiner et jouer à la toupie avec son fils tout son soûl.

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