La marchande de quatre-saisons (5) : le bouquiniste infernal ne renonce jamais

Résumé de l’épisode précédent : Surprise ! Stupeur ! Miracle ! Le narrateur découvre qu’un exemplaire très rare du Récit de Lancelin, d’une certaine Charis de Verley chère à son cœur, et comprenant même une dédicace à dame Helena, se trouve au milieu de livres moisis vendus 10 sous ! Contenant à grand peine son émotion et certaines honteuses conséquences d’icelle sur son organisme, il se dirige vers le bouquiniste pour l’acheter. « J… je vous prends celui-ci, » lui dit-il.

Fut-ce bien ma voix que je perçus ? Alors que je m’efforçais de paraître le plus naturel possible, le plus détaché qui soit, j’entendis sortir de ma bouche une horrible voix de puceau nasillarde.

Forcément, le visage du bouquiniste se figea et, inquisiteur :

« Oui ? Quoi t’est-ce ? qu’avez-vous pris ? »

Il fit le geste de tendre la main en direction du livre.

« Tenez, mon ami », dis-je en y glissant dix sous et en me trouvant très habile de la manœuvre. Le marché était scellé, je pouvais m’en aller, j’étais même prêt à le faire en courant s’il le fallait. Mais l’animal ne voulut pas l’entendre de cette oreille.

« Permettez. »

Et d’un geste vif, il parvint à se saisir du livre. Chose étrange, il me semblait qu’il se trouvait à un bon pas de moi mais, malgré cette distance, il parvint à se saisir de l’ouvrage, comme si son bras s’était subitement mué en un fulgurant tentacule. Je regardai mes mains : en un clin d’œil elles étaient devenues vides de tout chef-d’œuvre littéraire.

« Alors, voyons votre choix. Vous permettez, hein ? Il m’arrive parfois de me tromper et de mettre dans la pile des livres à dix sous des ouvrages qui en valent le triple (il ouvrit le livre pour voir la page de garde, je serrai la mâchoire). Alors… Le Roman de Lancelin… connais pas (je la desserrai, soulagé). De qui donc ? Cyris de Valnée (je la serrai derechef) ? Connais pas non plus (je ne précise plus, vous avez compris). Voyons le sujet… (il se mit à feuilleter brutalement les pages, comme s’il s’agissait d’un vulgaire livre de Guillaume Vilet ; je serrai de nouveau la mâchoire, mais aussi, croyez-le ou non, ma dextre, prêt à en venir aux mains devant ce qui me semblait constituer la pire des impiétés). Ah ! Encore une de ces innombrables historiettes niaiseuses entre un chevalier falot et une dame prétentieuse en culotte de soie. Ha ha ! On goûtait cela autrefois, les histoires écrites pas des dames mal bistoquées et persuadées qu’elles avaient du talent. Heureusement que tout cela est passé de mode. Vous aimez ça, vous ? C’est curieux, vous avez l’air sérieux. Remarquez, ça me regarde pas. Mais enfin, vous savez ce qu’on dit : Goût d’aisance n’a pas toujours mauvaise gueule. Ho ho ! »

J’étais perplexe. Était-ce là le langage que devait vraiment tenir un marchand ? Avait-il vraiment envie d’en vivre, de ses livres ? N’importe qui à ma place eût tourné les talons et même souffleté l’impudent, et…

Je tressaillis. Et je compris.

En fait, il me testait.

Pourquoi ? Parce qu’il n’avait aucune idée de la valeur du livre en dehors de celle inhérente à sa belle facture extérieure. Mais par ses grossièretés, il voulait voir si je tenais à les surmonter pour l’acquérir. Et si c’était le cas, c’était parce que le livre valait bien plus que dix sous. Mais il allait comprendre qu’on ne manipule pas aussi aisément un lecteur aux goûts d’aisance.

« Oh, moi, repris-je toujours avec cette maudite voix de puceau, vous savez, je suis bien d’accord avec vous, mais enfin voilà, Madame aime ça, elle m’a demandé de lui rapporter un livraillon d’amour, je m’exécute. »

Les petites billes noires se firent moins ardentes. Je crois que ma réponse le rassura. Cependant :

« Je comprends. Ah ! Les bonnes femmes et leurs récits larmoyeux qui les font moiter de partout, hein ? Mais pourquoi avoir choisi celui-ci en particulier ? J’en ai plein d’autres, bien moins chers et plus récents et joliets. Tenez, ici par exemple. »

Il me montra un tas bariolé composé d’innombrables livres jetés en vrac, avec en bas une pancarte où était écrit :

 

Cinq sou le bouquin

15 les cinqs !

 

La vue de ces livraillons aux couleurs criardes me navra le cœur. Je savais bien ce dont il s’agissait, des histoires écrites par des écrivassiers la plupart du temps scrofuleux et contraints de pisser de la copie à un quart de sou la ligne. Ces livres avaient d’ordinaire tout mon mépris, et pourtant, oui, je le confesse, j’eus de la peine en les voyant. C’étaient comme de petits orphelins qui, voyant un visiteur pour acheter l’un d’eux, lui criaient des yeux : « Moi ! moi ! Emmenez-moi avec vous s’il vous plaît ! Je serai sage ! Je ne vous ferai pas honte ! »

Mais je tins bon, ce n’était pas le moment de faiblir, l’autre tenait toujours à la main Le Récit de Lancelin.

« Oui, je connais ces belles couvertures colorées, il me souvient d’en avoir apporté à ma femme, mais je crois qu’elle s’en est lassée. Et ce nom de Lancelin me dit quelque chose, je suis certain qu’elle m’a dit un jour qu’elle aimerait le lire. Aussi, si vous permettez, je vais l’acquérir. »

Et je tendis de nouveau les deux pièces de cinq sous.

Je crus l’acculer ainsi, mais en fait, c’est bien moi qui me fis acculer (note pour la relecture : modifier cette phrase, les sonorités me laissent un goût déplaisant).

— Malheureusement, fit l’infernal bouquiniste, cela ne va pas être possible.

— Comment ? Mais…

— Oui, c’est que, voyez-vous, c’est une reliure en maroquin, et ça coûte au moins dans les quarante sous, ces choses-là.

Je respirai.

— Ah diable ! Quarante dites-vous ? C’est un peu cher, mais enfin, ça peut aller aussi. Tenez, voici le complé…

— Et ce n’est pas tout. Voyez-vous comme les petits fermoirs dorés sont d’excellente facture ? C’est très rare, ça, les fermoirs. Je connais tout un tas de collectionneurs qui ont la rage des livres avec des fermoirs. Sachez que je ne les vends pas à moins de deux cents sous.

Je voyais où il voulait en venir. Monter le prix pour voir si j’acceptais de tenir cette invraisemblable surenchère. Auquel cas il aurait la certitude que le livre était d’une valeur sans doute supérieure à deux cents sous.

« Or çà ! Mais c’est un monde ! fis-je en essayant de prendre – en vain – la voix de Grégorius de Bartaban. Ce livre était dans la pile des livres à dix sous. Moi, bon gobe-mouche, j’accepte d’en donner malgré tout quarante et voilà que m’en demandez deux cents ! Traite-t-on ainsi les clients ! Je vais faire réclame de votre commerce, vous allez voir, ça va être vite fait ! »

Je l’imaginai en train de se jeter à me supplier de n’en rien faire. Mais je fus loin du compte. Il se contenta de me regarder, les moustaches frétillant d’amusement.

« Oh ! faites donc ! Mais vous savez, on me connait bien ici et ça ne m’empêche pas de faire mes trois écus par semaine. J’ai surtout l’impression que ce Roman de Lancelin est moins insipide qu’on peut le supposer. »

Ce qui était vrai. Croyez bien que la composition du personnage Charis n’a pas été faite au hasard et qu’elle s’est appuyée sur des recherches poussées aussi bien sur ce que le modèle a été que sur ce qu’il a écrit. Je connais bien son art poétique, mais je savais parfaitement que sa prose, loin d’être la soupe clairette que cet imbécile imaginait, était un bouillon corsé avec de généreux morceaux de gingembre, de céleri et de girofle (que je cultive d’ailleurs dans un coin de mon potager pour me permettre de mieux compenser ma vieillesse vis-à-vis de Pauline – qui croit benoitement en me voyant faire que j’aime les plats relevés). D’ailleurs, j’avais fort hâte de découvrir le récit des retrouvailles entre Lancelin et sa dame Énide. Je crois avoir lu que la découverte du passage avait eu l’heur de rendre fou de rage je ne sais plus quel maistre constipé, à cheval sur les affaires de moralité. Et ce n’était rien encore en comparaison des trois autres récits qu’elle écrirait avant sa mort, mais passons, ce n’est pas le moment non plus de conférer.

Ma chance était qu’il n’avait pas découvert la dédication car l’évocation de dame Helena eût pu le faire subitement connaître mouche en lait. Mais il fallait agir, et vite ! Je m’approchai.

« Monsieur, je vais tout vous dire. En fait, voyez-vous, il n’est pas pour ma femme puisque… je n’en ai pas. En vérité, je… collec…tionne les récits… érototo… érotographiques. C’est ma p…assion, passion difficile à assouvir car vous n’ignorez pas que le décret du Concile de Bransles les a rendus très difficiles d’accès. Or, ce Récit de Lancelin, sans être totalement un livre érotographique, est connu pour posséder une scène qui aurait pu lui valoir une mise à l’index. Il n’est pas courant, mais davantage que les ouvrages indexés, je vous l’assure ! »

Cela me fait mal de l’écrire, mais la voix de puceau fut ici du meilleur effet. Et l’important souci de sudation qui me macula le visage témoignait aussi en faveur d’une réelle sincérité… ou de l’embarras d’un puceau érotomane pris la main dans la braguette.

« Ho ho ! Je comprends mieux tout à coup la présence des fermoirs ! Ho ho ! Et je saisis maintenant votre rage de vouloir ce livre ! Allez, vous m’êtes sympathique et je veux bien descendre à cent sous, mais pas moins ! Allez, ne faites pas cette tête, avouez que c’est toujours meilleur marché que d’aller voir des horizontales ! »

Intérieurement, j’enrageai car il prit visiblement plaisir à hausser le ton de manière à être entendu d’autres clients, et je vis une multitude de gueules fendues en deux, certaines ricanant, dirigées vers moi. Allez vous faire brocher ! m’exclamai-je intérieurement, aucun parmi vous n’a une Pauline qui l’attend à la maison !

Je sortis de ma poche les soixante sous restants que je tendis au bouquiniste. Il les prit, cette fois-ci sans faire d’histoire, et je pus enfin me saisir de mon bien et d’aussitôt m’éloigner. Je fis bien car, alors que je tournais les talons, j’entendis une voix demander :

« Excusez-moi, je collectionne les livres avec fermoirs. En avez-vous à vendre ? Votre prix sera le mien. »

Je hâtai le pas et m’engouffrai dans la première allée venue, le cœur battant. Il avait de bonnes raisons : pour ne pas abîmer mon livre, j’avais sorti de ma gibecière un petit sac en cuir que j’utilisais afin de protéger mes acquisitions livresques lors de la longue marche du retour. Puis, Le Récit de Lancelin recouvert, je le mis à l’intérieur de ma veste, à même ma poitrine. Je ne sais pas si cela eût flatté Charis, mais moi, je m’en sentis fort bien. À tel point que l’écluse décida de s’ouvrir franchement. C’était lamentable et répugnant, oui, je sais bien, mais j’étais tellement heureux !

Pour fêter cela, j’entrepris de faire mon habituelle promenade dans les allées afin de me procurer quelques vivres à rapporter, mais surtout observer.

À suivre…

5 comments

  1. Notre narrateur ne va tout de même pas être contraint d’utiliser son merveilleux ouvrage acquis avec force liquide et fluides comme arme de défense ?!

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