Extrait (7) Prélude à la guerre des libraires

I
Prélude à la guerre des libraires

Depuis longtemps, la librairie Gollard régnait en maîtresse au sein de la ville. D’abord modeste boutique, elle avait peu à peu mué, changeant d’abord de quartier au fil des fortunes mais s’accrochant toujours. Elle avait fini par prendre racine à l’est de la ville, à la lisière de son centre. Plus d’une fois on l’avait crue perdue du fait de son ambition démesurée qui lui avait fait avaler des boutiques alentour, défonçant les murs mitoyens pour créer une énorme bête parcourue d’une meute d’employés et d’une horde d’amoureux de beaux ouvrages, de ces livres dégageant des senteurs valant bien celles des femmes et imprimés de beaux caractères sombres appelant à l’évasion. Et malgré certains revers, la librairie avait fini par devenir une invraisemblable forteresse recensant tous les ouvrages du royaume et des pays voisins, absolument toutes les nouveautés, toutes les éditions rares, toutes les éditions communes… enfin c’était du moins ce que clamait son propriétaire, Clément Gollard, qui avait repris l’entreprise familiale sans avoir de goût particulier pour les Belles Lettres. D’ailleurs, il n’avait jamais été capable de terminer un ouvrage. C’est que ça le barbifiait passablement, ces machins. Par contre, il disposait d’une bonne souvenance des auteurs qui avaient l’heur de plaire aux goûts du public, et trouver des solutions pour attirer les liseurs, faire en sorte qu’ils s’attachent à sa librairie comme des moules à leur parc, cela lui plaisait et il savait y faire. Rien moins que quinze employés travaillaient ou plutôt s’éreintaient dans son marché aux livres, ce qui donne une idée assez précise de la masse d’argent qu’il gagnait pour pouvoir se permettre de payer tous ces gages. Et comme la gigantesque boutique attirait du monde, on avait vu fleurir tout autour des échoppes essayant de profiter de la masse de clients, à tel point qu’on pouvait dire que le centre de la ville s’était comme allongé du côté est jusqu’à la librairie qui s’appelait simplement Librairie Gollard. Quand on s’y rendait, on disait je vais chez Gollard, comme si l’on se rendait chez un ami.

Mais un jour, la situation changea avec la survenue, à l’ouest de la ville, d’une autre librairie. De taille plus modeste, elle ne prétendait pas rivaliser avec la librairie Gollard. Elle n’avait que deux employés (en fait le patron et son associé), n’avait que le vingtième de la quantité de livres et ne cherchait pas forcément à en avoir plus. Une rivale bien inoffensive pour la bête Gollard et pourtant, l’ami Clément avait ragé au début de l’existence de ces deux bouffe-livres.

Bouffe-livres car oui, son propriétaire, Albert Péquin, était l’opposé de Gollard en ce qu’il était, lui, loin d’être ignare en Belles Lettres. On pouvait même dire qu’il était un de ses plus dévoués serviteurs. Et pour continuer le contraste entre Péquin et Gollard, disons que ce dernier était grand et bouffi tandis que le premier était petit et maigre. Ce qui est ma foi logique car entre manger et lire des milliers de livres il fallait faire un choix, et Péquin l’avait fait, son choix.

Il avait toujours trouvé prétentieux ces libraires qui trouvaient intéressant de nommer leur boutique selon leur propre patronyme. « Chez Péquin » ! Pardieu ! il s’aimait assez lui-même mais que cela eût été ridicule ! Non, ce qu’il fallait, c’était mettre en avant le goût du beau papier, des caractères bellement imprimés, des dorures aguicheuses et, par-dessus tout, l’amour des Belles Lettres, les vraies, pas les vilaines lettres émanant des livraillons que l’on publiait chaque mois à pleins tombereaux et que Gollard (précisions ici que Péquin le détestait cordialement) livrait obscènement à la vue sur ses étals. Aussi, après une intense réflexion, il choisit finalement le plus simple : sa librairie aurait pour nom Le Livre. Gollard ricana en apprenant qu’une petite librairie à l’ouest de la ville avait ouvert sous un tel nom. Il rit moins cependant quand il entendit des clients qui, ne trouvant pas tel livre dans ses rayons (c’était rare mais cela arrivait), marmonnaient des choses comme : « Baste ! Il n’y est pas ! j’irai voir au Livre, ils doivent bien l’avoir, eux. »

Puisqu’il s’agit d’un univers dans lequel évoluent des personnages d’artistes, ayant bien abîmé leurs yeux sur de beaux ouvrages imprimés de belles lettres (surtout Charis), il n’était pas illogique de commencer le livre II en évoquant des libraires de la capitale où vivent les Callaïdes, avec Gollard d’un côté, Péquin & Boudur de l’autre.

Je n’ai pas eu grand mal à les imaginer et à les faire vivre. Gollard, Péquin et Boudur sont des libraires qui existent bel et bien dans la vraie vie et je n’ai eu qu’à me souvenir d’anecdotes ou de quelques scènes croquignolettes auxquelles j’ai assisté dans leur librairie pour imaginer des situations permettant de se reposer entre deux arcs éprouvants. Des personnages secondaires pour offrir de bonnes tranches de rire ? Assurément. Mais destinés aussi, plus tard, à jouer un rôle important dans l’intrigue.

En attendant de le découvrir, vous pourrez bientôt entrer donc dans la librairie “LE LIVRE” en cliquant sur la rubrique “Les choix de Péquin & Boudur” qui ne tardera pas à s’étoffer de judicieux conseils de lecture sur les meilleurs ouvrages à connaître dans l’univers des Callaïdes, si l’on tient à passer pour un bouffe-livres éclairé.

Gaspard Auclair

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